" « Musique nègre » : le retournement du stigmate comme arme politique et artistique " par Juliette Plé

 Une fois n'est pas coutume, je vous propose un article écrit par une tierce personne. Il s'agit d'un article qui analyse à la fois le texte de l'oeuvre musicale et le contexte contemporain sous l'angle de la sociologie. Un immense merci à mon amie Juliette Plé pour cet écrit plein de talent d'écriture, de discernement et de bonne intelligence. 

 

Je vous invite également à visiter le blog scientifique de l'EHESS : https://fbio.hypotheses.org/

 

Bonne lecture. 

 

Paul Bismuth II

 

 

 

 

Courant 2016, les rappeurs Kery James, Lino et Youssoupha sortent le morceau « Musique nègre » en réponse aux propos racistes d’Henry de Lesquen, candidat à la présidentielle (parti national-libéral), qui souhaite « libérer la jeunesse » de l’« immonde rap » et « bannir la musique nègre des médias publics » (https://henrydelesquen.fr/).

Dès l’introduction de leur morceau, les trois artistes laissent à entendre une voix qui rappelle les propos racistes du candidat et annonce leur projet de réponse : le ton est donné, « et le moins que l’on puisse dire c’est que le[s] poète[s] noir[s] ne tire[nt] pas à blanc ». Leur réponse s’appuie sur des stratégies discursives et référentielles de valorisation des populations racisées discriminées et de dénonciation des pratiques et discours racistes.

Leur texte s’appuie tout d’abord sur une revendication de la force et de la beauté noire, face à la dévalorisation par la norme esthétique dominante (donc blanche) des caractéristiques physiques de personnes racisées : « Je me sens beau, noir, je m’élève, jusqu’au high level » ou encore « Ici pas de négros fragiles, rouges, jaunes, vert-kaki ». Cette valorisation s’inscrit dans un cadre revendicatif plus large : pour exemple, des militantes afroféministes tentent de contrer la norme dominante du cheveu lissé et de revendiquer la beauté de leurs cheveux « nappy » (voir par exemple le livre « Afro ! » de Rokhaya Diallo). Parler de ces normes dominantes et revendiquer la beauté noire, c’est aussi une façon de démontrer qu’un sujet apparemment superficiel, esthétique est en réalité toujours-déjà politique : il conditionne les modes de subjectivation des concerné.e.s et le rapport à leur corps.

Les questions politiques traversent les couplets des trois rappeurs, ce qui ne surprend pas : ils sont tous trois très actifs dans les mouvements revendicatifs de lutte contre les violences policières (ils avaient, à titre d’exemple, participé au concert suivant la Marche pour la justice et la dignité, organisée par les familles des victimes des violences policières à Paris en mars dernier), violences systémiques visant spécifiquement les populations racisées et populaires, dont il est justement question à plusieurs reprises dans le morceau. Kery James évoque ainsi Adama Traoré, mort aux mains de la police en juillet 2016 (« À trop respirer le rejet, j’ai le poumon perforé / Je pourrais mourir d’infection comme un Traoré ») tandis que Youssoupha scande que « la flicaille est souvent négrophobe ». Mais ce n’est pas seulement le racisme de l’institution policière qui est visé par les mots des trois rappeurs. Avec son « Je brûle les bouquins de Fernand Nathan », Lino pointe du doigt la version biaisée de l’Histoire de France enseignée à l’École, qui occulte, minimise ou édulcore les questions relatives à l’esclavage et à la colonisation.

Kery James, Lino et Youssoupha font également référence à de nombreux discours, propos, actes racistes, de manière à rappeler que les propos tenus par de Lesquen ne sont pas isolés, ne représentent pas un « dérapage verbal » mais qu’ils font partie d’un continuum de propos racistes. Sont ainsi évoqués « le bruit et l’odeur » de Chirac en 1991 (« Depuis le bruit et l’odeur je sens que je dérange la France »), les propos de Guerlain sur le « travail de nègre » en 2010 (« Je fais un tour chez Guerlain, je mets du parfum de violence »), l’allocution de Sarkozy en 2007 qui prétendait que le « drame de l’Afrique » venait du fait que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire » (« Comme Sarkozy à Dakar, je choque l’assistance »).

Ils font également s’affronter de grandes figures oppositionnelles (colons/colonisé.e.s, blanc.he.s/racisé.e.s, racistes/anti-racistes) et s’identifient aux leaders de la lutte pour les droits des populations racisées ou encore à de grands noms de la cause noire : « Le cul posé, j’ai pris votre place, je me prends pour Rosa Parks / Je me prends pour Toussaint Louverture bottant le cul de Bonaparte ». 
Lino évoque Huey P. Newton, l’un des fondateurs du Black Panther Party, Alexandre Dumas ou encore le groupe de hip-hop américain NWA (« Sombre attitude comme ces nègres sortis de Compton ») qui avait sorti le revendicatif « Fuck tha Police » en 1988.

Le fait de se positionner dans la lignée de ces grandes figures noires se double d’une critique de certains mouvements de l’anti-racisme institutionnel français : Youssoupha écrit par exemple « Qui va défendre tous nos écrits ? / C’est ni le CRAN, ni même la LICRA » pour réinscrire sa démarche dans une approche politique et radicale de l’anti-racisme (qui vise à percevoir le racisme comme systémique) face à l’approche morale et institutionnalisée de l’anti-racisme défendue par ces organisations (qui tend à imputer les pratiques racistes à l’ignorance, la bêtise, la peur…).

Alors, que dire de la démarche artistique et politique des trois rappeurs ? À quoi servent les différentes références disséminées dans ce texte et les positionnements discursifs affirmés par Kery James, Lino et Youssoupha ? On pourrait dire que le fait même d’intituler ce morceau « Musique nègre » représente une façon pour les paroliers de se réapproprier l’insulte émise par de Lesquen, de retourner le stigmate raciste (à ce sujet, voir : Erving Goffman, Stigmate) et de le transformer en revendication politique et identitaire, en fierté assumée (comme le font de nombreux.ses militant.e.s des mouvements de lutte pour les droits des minorités en se réappropriant par exemple les insultes « pédé / gouine / pute » etc. et en les intégrant à leur mode de subjectivation politique). En affirmant appartenir à cette « musique nègre » dénoncée par de Lesquen, Kery James, Lino, Youssoupha et toutes les figures du rap français qui apparaissent dans le clip vidéo de ce morceau font une démonstration de force sur une instru puissante et imposante. Ils prennent position, ils démontrent qu’ils ne comptent pas laisser le stigmate s’abattre sur eux passivement, ils font résonner ce que Lino exprime dans l’une de ses punchlines : « Depuis la primaire, leur crâne encaisse pas le son du tam-tam / Musique nègre égorge le rossignol, nos gueules en prime time ».

L’écrivain Jean Genet tentait dans son écriture de transfigurer les crachats en roses. On pourrait dire qu’avec ce texte, Kery James, Lino et Youssoupha transforment les insultes racistes en armes politiques et artistiques et s’inscrivent dans l’héritage d’une négritude revendiquée à la manière de Césaire.

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