François Ruffin, la morale et la providence

 

Depuis juin 2017 et l’élection législative, pas une semaine ne passe sans entendre parler de l’homme atypique de l’Assemblée Nationale. Les médias l’ont vite qualifié de franc-tireur, tant le ton des interventions à l’Assemblée Nationale renseignées, piquantes et incontestables/incontestées, détonne dans un parlement qui sonne souvent si creux.

 

François Ruffin est l’homme qui centralise ce qu’est l’opposition à la présidence d’Emmanuel Macron et ce, depuis la campagne présidentielle que ce soit lors du débat dans l’Emission Politique ou lors de la bataille de Whirlpool. Leur origine amiénoise commune mais anecdotique renforce ce parallèle. Ruffin contre Macron est un duel des temps modernes comme avant eux Chirac contre Mitterrand  ou encore Tapie contre Le Pen.

 

François Ruffin, un élu différent

 

« Ruffin est différent », c’est ce qu’on entend souvent. C’est un élu faisant partie intégrante de la population. Les hommes politiques se qualifient tous comme des « hommes de terrain » prêts à « affronter » la réalité. C’est notamment le discours des députés fortement ancrés dans leurs circonscriptions (qui n’ont aucune justification électorale). Le député n’est pas un élu local et il est bien courant de constater que les campagnes législatives ressemblent à celles des départementales ou des régionales. Entre les paroles et les actes demeure souvent un fossé béant.

 

Son discours est novateur, il permet de fédérer sur fond de lutte, de toutes les luttes et suscite l’adhésion d’une grande partie de la population qui se reconnaît dans un personnage accessible. Les abstentionnistes (ceux qui n’y croient/croyaient plus) sont séduits par une démarche foncièrement originale et naturelle dans l’organisation des véritables actions en étant le porte-voix des oubliés (et en leur donnant la parole). François Ruffin apparaît comme un homme neuf dans un panorama politique où le renouvellement des idées ne parvient pas à convaincre le corps électoral tel qu’il le devrait quand les mêmes hommes et femmes restent en place. Il n’est pas aligné sur les carrières ordinaires et s’est investi en politique parce que les circonstances l’ont amené à le faire, de son propre aveu.

 

Par conséquent, il échappe aux réserves émises sur les politiques et à la rhétorique du « tous pourris » puisqu’il n’a aucun passif en politique. On ne le rapporte pas aux apparatchiks du Parti Socialiste, on ne peut objectivement le suspecter d’aller à la chasse aux sièges et il échappe aux injonctions récurrentes, lassantes et souvent injustifiées sur le communisme historique (et souvent à rebours de l’Histoire des mouvements communistes en France).

 

Ruffin est moins clivant que ne peut l’être Jean-Luc Mélenchon qui subit à longueur d’année des campagnes à charge infondées mais pour qui font leur chemin dans l’opinion et pour lesquelles, on peut penser qu’elles constitueront toujours un frein empêchant d’exercer le pouvoir exécutif. Mélenchon est sans doute plus talentueux que Ruffin. Le potentiel électoral est peut-être aussi plus limité.

 

Ruffin est volontairement et parfois malgré lui, l’attraction de l’Assemblée Nationale qu’il considère davantage comme une tribune qu’un lieu de décisions (paradoxe) ; c’est notamment la raison qui a poussé JLM à se présenter aux législatives et à renoncer à son mandat de parlementaire européen. Si le parlement français dispose que de trop peu d’influence sur la politique de la nation, que dire du Parlement Européen, dont le rôle est minimisé dans les processus de co-décision et dans un jeu de billard à quatre bandes qui maximise le pouvoir des personnes nommées au détriment des élus (Commission Européenne, Conseil de l’Europe, Conseil Européen).

 

Compte tenu de sa popularité, n’y a t-il pas avec François Ruffin une opportunité d’exercer pour la gauche radicale le pouvoir dans un futur proche?

 

Le discours est très proche de la France Insoumise, de ses orateurs nationaux, mais la façon de l’exprimer est différente, moins académique et paraît donc moins déconnectée. Ruffin n’invente rien sur l’aspect programmatique et ce n’est pas sur ce point que l’intérêt est porté. Voyez comme Emmanuel Macron a remporté l’élection présidentielle. Il a fait campagne sur sa personne, en se basant sur une communication réglée au millimètre, profitant des opportunités et du contexte de dislocation des partis voisins et en reprenant sur le plan des propositions des vieilles recettes picorées et ça a fonctionné.

 

L’Avenir en Commun est un programme solide sur lequel nous devons nous concentrer et nous rassembler. Personne ne peut se targuer d’avoir un support aussi intangible, aussi costaud avec l’apport de véritables spécialistes et/ou de ceux et celles qui ont l’expérience du réel.

 

Il y a fort à penser que Ruffin puisse devenir le successeur de Mélenchon qui a ouvert une voie, en particulier par l’intellectualisation bienvenue du débat public et par le fait de parler aux gens d’eux-mêmes, de les faire prendre conscience de leur potentiel, de leur permettre de reprendre confiance en eux et qu’ils se sentent tous, individuellement, sans concession, respectables et respectés en tant qu’être humain. C’est sur ce plan que l’attente du cœur électoral est focalisée, celle de la considération et Ruffin est, semble-t-il, capable d’y répondre.

 

C’est un opposant enquêteur qui assume ses imperfections quand d’autres n’avouent jamais leurs torts ; l’élu « imparfait », « faillible » est un élu plus apprécié et humanisé dans l’idéal collectif. Il n’est pas dans le calcul ; ce qui lui fait dire par exemple au détour d’une vidéo que la France Insoumise, à cette heure, « n’est pas prête à gouverner le pays ».

 

Bien qu’on puisse le penser, stratégiquement, c’était incontestablement une erreur, une munition donnée aux adversaires (d’autant plus si l’argument se vérifie). Et qu’importe puisque c’est dit. C’est toutefois révélateur d’un indépendantisme et d’une liberté que Ruffin saisit. C’est une démarche qui, pour le coup, est très insoumise quand on constate l’influence encore présente des partis traditionnels composants du mouvement de la France Insoumise qui peinent à renoncer à des logiques de partis. La France Insoumise n’y échappe donc pas totalement avec deux visions militantes bien distinctes entre les nouveaux arrivants et les anciens qui renoncent souvent à couper le cordon avec l’organisation hiérarchique et construite des logiques partisanes qui fonctionnent de façon pyramidale par définition. Il est quelque peu contradictoire de prôner de ne pas suivre les consignes dans un système hiérarchisé.

 

La liberté de parole, le non cloisonnement est une marque de fabrique qui constitue le mouvement Picardie Debout, qui devra vraisemblablement trouver une autre appellation si le dépassement du (vieux) cadre régional est envisagé. C’est même souhaitable car le maintien d’une concentration sur un territoire donné ira, à terme, à l’encontre de cette transversalité qui est incarnée dans les idées.

 

Un potentiel électoral à développer

 

Au niveau de l’aspect sociologique de l’électorat, la vague de « dégagisme » (qu’il faut définir avec précautions) ne se manifeste pas uniquement sur le contenu politique de ce que nous proposent les gouvernants mais aussi sur leur(s) posture(s) et leur(s) distance(s) du réel.

 

C’est la raison pour laquelle, Olivier Besancenot par exemple, malgré son appartenance à un parti très peu (trop peu ?) représenté est une personnalité très appréciée. Les gens en majorité aimeraient être représentés par des élus qui vivent sensiblement avec des modes de vie similaires pour éviter qu’ils ne deviennent hors sol vis-à-vis des impératifs.

 

Malgré tout, les complexes existent toujours et il faut s’en défaire. L’idée est de s’affranchir des notables. Il y a une aspiration à l’autonomie voire à l’autogestion de nos vies qui transparaît dans les soulèvements récents. Il est désormais passé le temps où il était courant d’entendre que les chefs, que les puissants sauraient mieux que nous ce qui est bon pour nous. Leur monde ne tourne pas rond, il est temps d’essayer autre chose.

 

Il faut prendre conscience que les différences et la diversité sont des chances et n’empêchent nullement les initiatives communes. Bien au contraire, la non différenciation est la condition sine qua none de l’optimum de civilisation ; celle de la vie en commun en toute acceptation de l’autre. La vision humaniste ne peut perdurer que dans la diversité et dans son déploiement.

 

Pour Ruffin, comme pour l’ensemble de la gauche d’action, il est nécessaire de refonder l’esprit de classe qui s’est délité au fil du temps sans pour autant en exclure qui que ce soit, c’est entendu. Les classes existent en tant que telles mais elles n’ont d’utilité que lorsque ses membres les revendiquent. La classe ouvrière a été habillement dispersée, divisée, noyée dans le concept fallacieux de la « classe moyenne » qui ne veut rien dire et dans laquelle on retrouve quasiment tout le monde, si bien que son instauration sur l’autel des mots n’a qu’un but; briser les liens sociaux et les liens d’appartenance à une classe sociale supposément revendicative. Dans la lignée, il est question de rompre les chaînes de solidarité par l’instauration de positions individuelles prédominantes.

 

La statistique via les indicateurs concoure à dissimuler les réalités. À titre d’exemple, le salaire moyen est constamment utilisé comme référence statistique ; 2250€ en moyenne en 2017 selon l’INSEE. Quelles conclusions en tirer ?

 

Bien que le résultat soit très fortement incontestable, il faut retenir qu’une moyenne n’est absolument pas révélatrice d’un état de fait puisque les plus hauts revenus augmentent de manière excroissante le résultat quand les revenus les plus faibles l’altèrent d’une manière bien moins conséquente. Il conviendrait de renseigner en priorité le salaire médian qui divise la population en deux, qui n’est plus que de 1800€.

 

La déconstruction est méthodique. La classe ouvrière existe toujours et les appellations visant à endormir plus qu’à valoriser transforment les consciences de « l’être » vers le  « paraître ». La caissière est devenue une hôtesse. Le balayeur ou l’éboueur est devenu un technicien. Le petit entrepreneur avec un salarié est un chef d’entreprise. En sont-ils plus comblés dans leurs conditions de travail ?

 

L’enjeu est donc de réintégrer la conscience des causes communes dans une société de masse qui au lieu d’aller vers le tout collectif (qui corroborerait cette aspiration de masse et qui n’est pas forcément le plus souhaitable) tend vers l’individualisme le plus puissant, le plus pervers, le plus isolé, si bien que la tentation est celle d’une discrimination horizontale entre les membres d’une même classe sociale d’origine dès lors que l’autre dispose d’un peu plus ou d’autre chose. Avec le délitement des classes, les pauvres se font la guerre.

 

La lutte des classes est le moyen par lequel les classes populaires arriveront à placer au pouvoir les leurs. Si la politique était arithmétique, tout serait évidemment plus simple et les représentants de l’intérêt général seraient constamment élus (qui sont-ils ?). Il faut travailler non pas à formater les consciences qui s’apparenterait à un moralisme insupportable mais à les libérer des chaînes de l’isolement et montrer la force du nombre ; invisibilisée dans l’effondrement de la constitution de ces groupes sociaux.

 

La réhabilitation de la lutte des classes est nécessaire pour l’intérêt de la classe dominée, de la classe exploitée, de la classe écartée. Les mêmes qui disent ne pas croire en la lutte des classes sont en réalité ceux qui en ont pleinement intégré l’existence des strates, puisqu’ils servent le plus souvent les intérêts de la classe dominante.

 

À cet égard, François Ruffin est fortement apprécié dans les classes populaires qui se sont tournés petit à petit dans les vingt dernières années vers le Front National. Il est possible de convaincre une partie de ces électeurs, tout du moins la fraction de l’électorat contestataire non adhérente par principe aux thèmes du FN. Le vote FN est multiple et se scinde sur divers points d’intérêts pour les électeurs qui n’y cherchent pas tous la même motivation. On peut recenser trois groupes ; la fraction identitaire (la ligne dure, si tant est qu'il y ait une ligne douce), la fraction protectionniste, souverainiste et patriote (l’ancienne ligne Philippot) et la fraction qui vote par dépit.

 

Un discours droit, sincère et amoral

 

L’impact du discours de François Ruffin est transversal, il peut convaincre plusieurs camps simultanément, le scénario de l’élection législative en atteste. L’enjeu est nécessairement stratégique à long terme. Il ne faut pas s’en cacher. Jamais. Détenir une stratégie est nécessaire ; ça ne signifie pas que la finalité ultime soit la victoire dans le cadre de l’élection comme ça a pu l’être dans le passé (un bel enrobage au moment des professions de foi et une absence d’application des programmes une fois en place). Et la stratégie, ce n’est pas uniquement la communication.

 

La gauche radicale, là où les autres en abusent, devrait se sentir plus à l’aise avec la notion même de communication qui ne se résume pas à ses dérives (la séduction, l’embellissement, le mensonge…) ou à la publicité/promotion, tout comme nous devrions, en tout état de cause et malgré notre attachement à la force du nombre, accepter qu’une part d’égo soit parfois mise en avant. Sans Mélenchon, qui ne conteste pas sa part d’égo, où en serions-nous aujourd’hui ?

 

Faire preuve d’égo, philosophiquement parlant, ce n’est pas forcément un défaut. Il faut l’utiliser à bon escient en s’affirmant. L’individualisme tel qu’il est conçu dans nos sociétés modernes est une notion liée de très près au libéralisme économique où la somme des intérêts particuliers mène(rait) à l’intérêt général.

 

Théoriquement, c’est plus que défendable. Théoriquement.

 

Là où le bât blesse est que le néolibéralisme ne se cantonne pas à cette définition bien trop large et ne sert que les intérêts particuliers de quelques-uns.

 

De même, toute invention, tout concept n’est jamais mauvais en soi. C’est toujours de l’utilisation, de la finalité qu’en naissent les critiques. Par exemple, l’énergie nucléaire lors de sa découverte a été une révolution formidable tant elle a permis d’améliorer la vie quasi instantanément. Si on l’utilise pour fabriquer des bombes, admettons que c’est moins à notre gloire. Tout est fonction de la volonté des hommes et si possible d’une volonté non dictée, d’un parfait libre-arbitre, dans aucun conditionnement moralisateur. Ruffin est un des seuls à échapper à cette aspiration perpétuelle d’application d’une morale à autrui.

 

La morale est vertueuse. Pour nous-même. Uniquement.

 

La laïcité, exemple typique de moralisme

 

Le sujet de la laïcité atteste que la moralisation occupe une place importante dans la caractérisation du message qui est véhiculé. Je déplore qu’une grande partie de notre gauche ne veuille pas en saisir le sens, qu’elle a parfaitement et pourtant bien compris ; l’Etat est incompétent pour qualifier ce qui a trait à quelconque religion, que le libre exercice du culte est garanti et que l’Eglise n’exerce aucune forme de pouvoir politique ; ce qui la sépare de la société civile.

 

C’est parfaitement basique.

 

Alors pourquoi vouloir d’en haut « dissimuler » la religion et ses signes dits « ostentatoires »? C’est un sujet extrêmement délicat, anxiogène et potentiellement conflictuel, de haute tension, qui a pour conséquence de diviser encore plus les personnes entre elles, a minima. Si tout le monde (et notamment les tenants de la laïcité) accepte cette idée de la différence, il n’y a, de fait, aucune place pour le prosélytisme. Est-ce que l’application de la laïcité, telle qu’elle est (mal) pensée en 2018, ne mènerait pas à construire les communautarismes, à favoriser les radicalismes, alors qu’elle est sensée lutter contre ?

 

En vertu de quel principe faut-il interdire les signes visibles « d’appartenance » (…!) à une religion? Il faut avoir conscience de l’aspect psychologique déstabilisateur, destructeur pour un croyant qui peut être vécu comme une agression personnelle lorsqu’il est privé de ce qu’il peut qualifier d’une partie de lui-même, tant il accorde de l’importance à sa croyance.

 

L’apprentissage de la vie, la spiritualité, l’éducation se fait parfois par le biais de la voie religieuse et en dehors de l’école Républicaine avec ses programmes qui sont issus de la volonté des hommes également. Il n’y a pas d’ordre naturel, ici ou ailleurs. Ils changent sans arrêt. Dont acte.

 

Entraver la voie religieuse est contraire à toute forme de liberté. Quoi d’autre si ce n’est pas une forme de moralisme ? Il ne faut pas, au prétexte des (bons ou mauvais) arguments tendre vers une déviance anticléricale par une application totalement inappropriée de la laïcité. Il faut veiller à ce que notre gauche ne soit pas piégée entre notre distance historique avec l’Eglise (et les cultes) et la lutte contre le racisme (qui est souvent associée et résumée à la religion musulmane).

 

Ce serait prendre le risque de différencier (qui est le fondement originel de toute forme de racisme), ce qui est contraire à la laïcité telle qu’elle devrait l’être. Bien que la croyance majoritaire semble être (?) l’athéisme (croire que Dieu n’existe pas), il est dans l’intérêt de tous de ne pas mettre au ban les religions. 

 

Les religions ne doivent pas se mêler de politique, tout le monde ou presque en convient. Que la réciproque s’applique aussi.

 

À ce propos, la providence est d’origine religieuse et l’utilisation du terme « d’homme providentiel » montre l’attachement à la tradition, au sacré.

 

Il y a une forme de paradoxe dans l’attente de la population pour le président de la République qui doit à la fois avoir une stature mais qui doit aussi être au plus près de la réalité et ayant conscience des problèmes à résoudre. Il serait temps d’abandonner les protocoles, les symboliques (et non l’éthique) qui par définition sont pleins de suffisance et ne servent qu’à eux même.

 

Le grand écart à maîtriser lorsqu’une personnalité émerge est de ne pas tomber dans le fantasme de la providence, exprimer son atypisme sans tomber dans la personnalisation.

 

 

Alors François Ruffin, es-tu à cet égard  le nouvel homme providentiel ? Non pas que tu aies rendez-vous avec le peuple mais que le peuple doit prendre rendez-vous avec son avenir.

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